Jour de malchance
En cette aube du vingt-et-unième siècle, un groupe de
chercheurs américains avait fait une découverte qui modifia entièrement la face
de notre société moderne. Etudiant la gravité, ces brillants scientifiques
avaient mis en évidence une nouvelle force que l'on avait cru jusqu'alors
appartenir aux seules superstitions : la chance. Par des campagnes de mesures
on se rendit compte que cette chance variait sensiblement d'un homme à un autre
ainsi que sur le temps. On découvrit aussi certains cas exceptionnels tels les
grands chanceux dont la "chance" était particulièrement puissante et
bien sûr les grands malchanceux qui s'en trouvaient particulièrement dépourvu.
Aussitôt des mesures obligatoires pour chaque citoyen furent votées par un
congrès de plus en plus sectaire. Pour la majorité des américains, les
changements furent minimes, juste un nouveau indice allant de A à J sur leurs
permis de conduire et autres pièces d'identité qui influencèrent surtout le
comportement des compagnies d'assurances. Par contre, les 'Extrêmes' virent
leur vie entièrement chamboulée.
Les Grands Chanceux se virent offrir des places à risques
aux salaires plus que motivants : directeur des opérations boursières,
directeur d'exploitation des centrales nucléaires, PDG de nouvelles
entreprises, diplomates, commandos des forces spéciales de la C.I.A., ... ainsi
de suite. Ils furent néanmoins interdit d'entrée dans les casinos et privés de
tous les jeux de hasard. Une section spéciale fut même mis en place au sein du
service de répression des fraudes. Les Grands Malchanceux se virent également
offrir des rémunérations qui auraient pu faire saliver un Grand Chanceux. Ils
devinrent les pilotes d'essais de toutes les grandes firmes suffisamment
fortunées pour s'offrir leurs services. Sur de nombreuses publicités on pouvait
voir 'Tester pour vous par un Grand Malchanceux d'indice J - 120', gage de la
qualité du matériel. Les plus grands malchanceux pouvaient même devenir très
célèbres, leurs noms devenus à jamais synonyme de fiabilité. Mais comme le dit
le proverbe, 'l'argent ne fait pas le bonheur'. Ces pauvres malchanceux avaient
une vie Sentimentale plutôt tumultueuse, traversée par des requins aux dents
pointus avide de billets verts.
Julius Pisseray, homme d'une trentaine d'années, était de
classe I. Dans son appartement ultra-moderne, dont le contrat d'assurance lui
revenait plus cher que deux loyers, Julius se détendait dans son fauteuil
préféré, un verre de soda light à la main, la symphonie numéro trente-huit de
Mozard le berçant de ses douces mélopées. Son regard s'attardait sur une
reproduction du semeur de Van Gogh, l'un de ses peintres préférés, sans doute
du fait qu'il fut lui aussi un grand perdant, malchanceux dans ses amours et
dans sa vie. Julius était toutefois heureux. Il semblait en effet traverser une
période chanceuse. Dans le mois précédent, trois des stars des stands d'essais
étaient décédés, libérant du même coup nombre de contrats que les J restant ne
pourraient tous remplir. Il saurait bien se débrouiller pour en décrocher un.
Depuis presqu'un an, il n'avait eu aucun accident de voiture et il n'avait pas
fait de séjour à l'hôpital depuis bientôt cinq mois, ce qui entraînerait une
diminution certaine de ses primes d'assurance. Son dernier contrat lui avait
rapporté cinquante mille Dollars, de quoi voir arriver les prochaines
turpitudes de son existence. L'homme sirota son soda, profitant de l'instant
présent et d'un bonheur qu'il savait au combien éphémère.
La sonnerie de la porte d'entrée retentit. Julius
sursauta puis s'emparant de la télécommande, alluma la télévision avant de
passer sur le canal interne. Un jeune homme blond se tenait sur le palier. Il
portait une tenue décontractée, les cheveux longs et un flegme digne d'un
britannique. Il déplu aussitôt à Julius, lui qui était la rigueur même, ce dont
se plaignaient parfois ses rares amis. Il hésita un instant puis se leva et
gagna le palier. Il brancha l'intervidphone et s'enquit de son visiteur
impromptu.
-" Vous êtes chez
Julius Pisseray jeune homme, veuillez décliner votre identité et les raisons de
votre visite." Julius n'aimait pas être dérangé et détestait férocement
tous les représentants.
-" Bonjour, je
suis Hal Firling. Ais-je l'honneur de m'adresser à monsieur Pisseray en
personne ?
- Oui. Venez en au fait
je vous prie.
- C'est à dire que la
chose dont j'aimerais m'entretenir avec vous n'est guère discutable sur le pas
d'un palier. Ce que je puis vous dire c'est qu'il est question de beaucoup,
beaucoup, beaucoup d'argent.
- Vous me prenez pour
qui ? Cette ruse de vendeur est aussi ancienne que votre métier. Je ne veux
rien acheter ! Au plaisir de ne pas vous revoir !
- Attendez ! Je ne veux
rien vous vendre ! Je désire vous prendre comme associé, mais si vous me fermez
la porte au nez, enfin, façon de parler vu que vous ne l'avez toujours pas
ouverte, je n'aurais qu'à m'adresser à un autre J et vous perdrez l'occasion de
gagner dix millions de Dollars. A vous de voir." Julius pris un instant de
réflexion.
-" D'accord,
entrez." Il raccrocha et fit coulisser le panneau d'entrée. Le blond lui
tendit la main, un sourire de commerçant jusqu'aux oreilles. Faisant mine de ne
pas remarquer la main tendue, Julius lui indiqua le salon. Il repris place dans
son fauteuil, arrêtant la musique, tandis que son invité s'asseyait en face de
lui.
- "Je vous écoute.
- Je voudrais que vous
jouiez à la loterie.
- Stupide ! Vous savez
bien que je n'ais aucune chance de gagner.
- Sauf si vous vous
associez avec un A. Je suis ce A. Ecoutez, vous me prenez certainement pour un
jeune fou n'ayant aucune connaissance de la vie, mais je suis certain de mes
calculs. Je suis étudiant en science des probabilités et j'ai calculé que si un
J, ou un I, s'associait à un A dans une affaire commune, les chances de succès
de cette entreprise sont nettement supérieures à la moyenne. Pour l'instant
cette théorie est plus sujette à rigolade qu'à une véritable étude dans nos
universités. Nous devons en profiter. Je suis certain qu'en nous débrouillant
nous parviendrons à décrocher le gros lot : vingt millions de Dollars. Alors,
ça vous branche ?
- Votre idée me semble
des plus farfelues, mais après tout, ça ne représente que le prix de quelques
billets de loterie. Néanmoins, comment ferons-nous pour nous associer ?
- Simple. Et je pense
avoir pensé à tout." L'enthousiaste étudiant sortit de ses poches une
feuille, un stylo et un billet de un Dollar. "Vous n'aurez rien à
débourser. Je vous donne un Dollar, le prix d'un billet, et vous me signez ce
contrat." Julius s'empara du papier et le déplia. Le texte était des plus
concis : 'Moi, Julius Pisseray, m'engage solennellement à verser au porteur de
classe A de ce document la moitié de mes gains à la loterie nationale contre sa
participation à l'achat d'un billet gagnant.'
- "Pourquoi au
porteur du document et non pas à Hal Firling ?
- Au cas où vous auriez
la mauvaise idée de vous montrez trop gourmant et de vouloir tout garder. Il me
suffirait alors d'envoyer une lettre aux flics, anonyme bien sûr, pour vous
envoyer direct en prison, vous ne passerez pas par la case départ et vous perdrez
les vingt millions. Nous ferons l'échange lorsque vous me remettrez ma part, en
coupures non-marquées. Pour cela il vous suffira de faire les casinos de Las
Vegas. Je tiens à garder mon incognito. Alors, d'accord ?" Pour toute
réponse, Julius pris le stylo et signa, puis enfourna le billet vert dans la
poche de la veste.
- "Je vais à
présent vous laisser. Le prochain tirage aura lieu le dix de ce mois. Nous nous
fixons rendez-vous pour le vingt-cinq du même mois, dans la galerie marchande
'Les Premières', près de la fontaine du cinquième niveau, à vingt heure pile.
Tenez, pour que vous n'oubliez pas." Hal lui tendit un second papier, plié
en quatre. Il se leva, ramassa le contrat et se dirigea vers la sortie.
"Heureux de vous avoir rencontré monsieur, ne vous dérangez pas, je
connais la sortie. En passant devant l'intervidphone, il plongea sa main dans
une poche, semblant manier un quelconque objet. Il actionna ensuite la porte
qui se referma sur lui. En passant devant une poubelle, il jeta la paire de
gants ultra fins qu'il avait porté tout le long de son entretien.
A sa grande surprise, Julius Pisseray gagna bel et bien
le grand prix : vingt et un millions deux cent trente trois mille quatre cent
trente Dollars. Comme prévue, il fit le tour des casinos, 'blanchissant' un
petit million chaque soir, précaution qu'il jugea d'ailleurs bien superflue, la
police ne s'occupant absolument pas de lui. Enfin vint le jour du rendez-vous.
Il s'habilla avec l'un des nouveaux complets qu'il s'était acheté, remplit une
mallette de dix millions - les six cent seize mille sept cent quinze Dollars
restant étant devenus une participation involontaire de la part de Firling à
ses frais généraux - et sortit sa voiture. Tendu, il arriva sur le lieu avec
une bonne demi-heure d'avance. Au bout de vingt minutes, il ne tenait plus en
place. Un jeune noir vint s'asseoir près de lui à son grand déplaisir.
- "Bonjour
monsieur Pisseray. C'est moi. Non, ne me regardez pas. Posez la valise
entre-nous. Je viens de glisser le contrat dans votre poche. Vous pouvez
vérifier." Médusé, Julius obtempéra et déplia la feuille. Il n'y avait pas
de doute, c'était bien l'original. Il la replia et la glissa dans sa poche
intérieure. Hal se releva, porteur de l'attaché-caisse, puis pénétra vivement
dans un magasin de vêtements. C'est alors que tout bascula. Deux hommes en
complets sombre - l'agent fédéral type - le prirent en chasse tandis que trois
autres individus tout aussi semblables se rapprochait du pauvre malchanceux.
Celui-ci paniqua. Affolé, il s'enfuit droit devant lui tandis que derrière lui
éclataient les premières sommations. En tant que pilote d'essais, il devait
garder une forme olympique, et il le prouva en distançant rapidement ses
poursuivants. Il atteignait l'un des escaliers roulant lorsque deux policiers
en uniformes vinrent lui couper la route. Il pris sur la gauche, bousculant les
flâneurs, renversant les gamins qui ne s'écartaient pas assez rapidement de son
chemin. Il prit un passage sur la gauche, les vitrines formant de chaque côtés
comme les parois d'une fosse aux lions. Il déboucha sur une petite place où
l'attendait déjà d'autres uniformes. Terrorisé, il fila dans un nouveau
corridor, cherchant à battre le record du cent mètre foule. Parvenu à un coude,
deux complets sombres se jetèrent sur lui. Surpris, il sauta de côté, trébucha,
parti de côté avant d'heurter la rambarde de sécurité et de basculer dans le
vide. Son vol fut bref mais remarqué.
- "Pas de chance,
à un mètre près il tombait sur le store," remarqua l'un des fédéraux ;
- "Normal pour un
I. En plus, il s'est tapé les bancs"
Mais contrairement à l'avis des deux agents, Julius
Pisseray n'était pas mort. Après un mois d'hôpital, cinq mois de prison
préventive et un procès retentissant, Julius n'en menait toutefois pas large.
- "Ecoute mon
vieux, tu as entendu le juge ; tu en as pris pour deux ans ferme, sans oublier
les dix millions et quelques que tu dois rembourser. On veut bien passer
l'éponge, après tout t'en as déjà assez bavé, mais va falloir être coopératif.
Alors mon gars, tu nous livres ton complice et nous oublions tout. Correct
comme deal, non ?
- Mais puisque je vous
dis que je ne souviens plus de rien. Je voudrais vous aider mais je ne me
rappelle rien.
- Oh ça va, arrêtes de
nous gonfler les glandes avec ta comédie de l'amnésique. Elle prend peut-être
avec les docs et ces cons de journalistes mais pas avec nous. Soit tu te mets à
table soit c'est deux ans de tôle, et rien à voir avec la préventive. Les mecs
là-bas sont des durs et avec ta gueule, tu deviendras certainement leur poule
favorite. Bon je te laisse réfléchir encore un peu, mais n'oublies pas, demain
on t'emmène en tôle."
Effondré, Julius se rendit à peine compte qu'on le
poussait jusqu'à sa cellule. Depuis six mois, il ne pouvait se déplacer qu'en
fauteuil roulant. Le passage à l'hôpital l'avait vu se débattre entre la vie et
la mort, torturé par d'intolérables douleurs que les sédatifs avait bien peu
adoucies. Colonne vertébrale brisée, coupant net les nerfs, le privant de ces
membres inférieurs, jambe droite cassée, se remettant mal, multiples fractures
du crâne, sans gravité mais lui occasionnant des maux de tête terribles, perte
de la mémoire des précédents mois. Le procès n'aurait pu être pire, grâce à
l'ardeur de la partie civile et de la presse. Il avait débouché sur une peine
exemplaire qui devait dissuadé à jamais quiconque de tenter ce petit jeu : deux
ans de prison ferme en plus des cinq mois de préventive, amende de deux cent
mille Dollars, remboursement de la Loterie Nationale et pour cela, saisie de
tous ses biens. Lorsqu'il sortirait de prison, quelques orifices élargis, il
devrait encore travailler toute sa vie pour rembourser les dix millions de
Dollars manquant.
- "Pisseray, une
lettre pour toi. Ca vient de l'ASRN, ils vont p'têtre t'annoncé que t'es un A !
AH, ah ah ah !"
Julius se saisit de la
lettre. En effet, elle provenait de l'Agence Scientifique pour le Recensement
National. Il la décacheta avec sa cuillère et déplia la missive. Elle était
aussi laconique que peut l'être un document de l'ASRN ou de la sécurité sociale.
Elle lui annonçait qu'au vu des tests passés le mois précédent, il venait de
passer dans la classe J, et qu'il devait en faire part immédiatement à ses
assurances.